L’entreprise responsable, vue par Thierry Spencer
Thierry Spencer, est l’auteur du blog Sens du client, co-fondateur de KPAM Next.
Responsible Growth : Il y a encore quelques années, le digital semblait fixer le cap … mais aujourd’hui : comment résoudre le problème délicat de la prospective ?
Thierry Spencer : Les professionnels doivent se faire à l’idée d’un monde en mouvement, d’un client « en playlist » comme je le nomme dans mon exercice annuel de prospective sur mon blog Sens du client. Cette expression est tirée de l’ouvrage de Raphaël Llorca « Le roman national des marques », dans lequel j’ai relevé : « (…) une société en playlist, comprendre : une société qui voit des individus sélectionner et agréger des éléments culturels de leurs choix, selon des critères purement subjectifs et sur le mode de la juxtaposition (comme lorsqu’on constitue soi-même sa playlist individuelle) ou de la compétition librement acceptée (comme lorsqu’on suit les suggestions de l’algorithme). (…) D’une étonnante plasticité, la « société en playlist » voit par ailleurs son contenu évoluer dans le temps, au gré des différents moods ou des expériences de vie traversées. ».
Comment faire face à ce client incohérent, dont les décisions semblent obéir à une logique floue aux yeux des entreprises ? L’auteur Steven Van Belleghem, quant à lui, parle d’un « Never normal customer », pour nous inviter à enrichir les schémas traditionnels de la prospective qui consiste – je le rappelle – à réaliser des diagnostics, élaborer des scénarios et formuler une stratégie.
Il y a un élément de réponse dans votre question quand vous parlez de problème délicat s’agissant de la prospective. J’entends dans cette délicatesse la finesse d’analyse, l’ambition de précision et par-dessus tout – pour reprendre la raison d’être de la société que je viens de rejoindre (KPAM) -, la sensibilité. Nous avons pour ambition de rendre les entreprises plus sensibles. Il nous semble que la meilleure solution à la compréhension d’un monde incertain est la sensibilité. Il est temps pour les entreprises de se désaccoutumer des études quantitatives pleines de chiffres et vides de sens. La compréhension des marchés, des comportements passe par la recherche des signaux faibles, la formulation créative des insights, l’effort collectif de collecte des feedbacks des clients, d’analyse studieuse des parcours et des usages. Rendre toute l’entreprise sensible, en alerte, est le nouvel impératif des organisations. Ajoutez-y de l’audace, de l’imagination et du courage managérial et vous obtenez le cocktail gagnant.
Tracer sa voie pour une marque signifie désormais être sensible au monde qui l’entoure et se préparer à une extra-agilité dans la mise en œuvre. Pour les dirigeants, tel Hubert Joly, l’ex-PDG français du distributeur Best Buy, il s’agit de se transformer soi-même avant de transformer l’entreprise. Dans son passionnant livre « L’entreprise, une affaire de cœur », il raconte comment il a mis les collaborateurs au cœur d’un projet mobilisateur au service du bien commun, comment il a appris à désapprendre et se défaire de ses certitudes. Ce diplômé d’HEC et de Sciences Po, ayant dirigé plusieurs grandes entreprises internationales et travaillé chez McKinsey, n’hésite pas à écrire : « Je me suis rendu compte qu’une grande partie de ce que j’avais appris pendant mes études, puis comme consultant et jeune dirigeant, est soit faux, soit périmé, soit incomplet. ».
Je dirais que la prospective, dans son sens de fine compréhension du monde pour y trouver sa place, passe par le fait de rendre son entreprise sensible, faire preuve de courage et embarquer les parties prenantes dans un projet mobilisateur.
Responsible Growth : Dans ce contexte, quelle place pour une entreprise réellement responsable ?
Thierry Spencer : Il n’y a pas d’autres voies que celle de la responsabilité. Jean-Dominique Senard (ex Président de Michelin et actuel dirigeant de Renault) a une formule pleine de bon sens à ce sujet : « La stratégie RSE, c’est pour moi la même chose que la stratégie d’entreprise ».
La responsabilité s’impose aux entreprises sous plusieurs effets. Tout d’abord, les citoyens comptent sur les entreprises pour prendre part à l’effort de lutte contre le dérèglement climatique. Les entreprises doivent apporter des preuves de leur impact et rendre des comptes à leurs clients comme à leurs collaborateurs sur le sujet de l’environnement. Ensuite, j’observe une aspiration profonde des citoyens, consommateurs et collaborateurs à des choix en harmonie avec leurs désirs et leurs valeurs. Cela conduit à une convergence, pour ne pas dire une fusion entre la marque proposée au client et la marque employeur. Une entreprise responsable est une entreprise qui perçoit ce besoin de rejoindre comme collaborateur ou de soutenir par ses achats comme client une entreprise plutôt qu’une marque. Les clients veulent savoir ce qu’ils achètent, la provenance des produits, la façon qu’a l’entreprise de traiter ses collaborateurs ou ses fournisseurs. Les candidats comme les collaborateurs veulent rejoindre une entreprise attentive à ses parties prenantes, une entreprise au clair sur ses valeurs et son projet.
Je vois dans la Loi Pacte et le mouvement des entreprises à mission en France la réponse à cette tendance. Formuler une raison d’être, établir des engagements, communiquer sur le respect de ces derniers, autant d’actes fondateurs d’une entreprise responsable prête à répondre de ses actes. Une entreprise responsable a compris qu’il lui fallait être sensible au monde qui l’entoure et respectueuse de l’environnement comme de toutes ses parties prenantes humaines : clients, collaborateurs, actionnaires, fournisseurs et partenaires.
Il y a quelques mois, avec Florence Bouchot, nous avons réalisé l’exercice d’appliquer les principes de la permaculture à l’entreprise sous l’angle de la culture client, notre passion et notre métier. Nous avons développé les 12 principes de la permaculture client, et ce faisant, avons abordé les fondamentaux d’une entreprise responsable. Pour conclure dans la réponse à votre question, je citerai le premier principe et le dernier. Le principe numéro 1 est « Observer et interagir » : ce principe invite avant toute action à bien comprendre le terrain, la situation et les interactions. Dans une démarche de permaculture client, on fera un diagnostic initial ayant pour objectif de comprendre l’histoire, le fonctionnement, les valeurs, les croyances, le marché et le contexte de l’entreprise. On prendra soin de comprendre les sources d’épanouissement et de motivation des collaborateurs, la voix du client, et toutes les formes d’expression naturelles dont l’entreprise dispose. On s’intéressera aux perceptions et aux émotions qui façonnent l’expérience et font évoluer la culture d’entreprise. Le dernier principe s’intitule « Face au changement, être inventif » et voici comment nous l’avons formulé : l’adaptation aux attentes toujours grandissantes des clients et des collaborateurs, la sensibilité au monde dans lequel nous évoluons, la nécessaire et permanente remise en question. La permaculture client, c’est trouver sa place dans le monde avec modestie et ambition, penser à son impact et imaginer demain.
Qu’on évoque – comme vous le faites -, la croissance responsable, les entreprises à mission, la RSE, le stakeholder capitalism, « capitalisme des parties prenantes » outre-Atlantique ou encore la permaculture appliquée à la gestion d’entreprise, les discours et les approches convergent. Elles marquent l’avènement de l’entreprise responsable, inéluctable mouvement et condition de survie des organisations.