L’entreprise responsable, vue par Gael Queinnec
Gael Queinnec est Directeur de la Prospective de Michelin
Responsible Growth : Prises en ciseaux entre une multitude de contraintes économiques, technologiques, réglementaires, et leurs aspirations pour une gouvernance responsable, les entreprises se cherchent …
Gael Queinnec : Les entreprises sont effectivement prises en étau entre, d’une part, leur intégration dans le grand défi du siècle, l’invention du développement durable, c’est à dire remettre notre modèle collectif de prospérité à l’intérieur des limites planétaires, et d’autre part la redécouverte du monde instable. Si on prend un peu de perspective historique la période anormale a probablement été ces années 1990-2010, ces « Vingt Somptueuses », où l’Humanité a fait un bond historique de confort matériel et de sécurité, tiré par l’effondrement de la menace communiste et le décollage du sud-est asiatique.
Mais ces années fastes ont aussi construit les défis de leur fin de cycle, dans laquelle nous nous débattons désormais : pression terrible sur la planète, creusement ahurissant des inégalités, coexistence d’une financiarisation écervelée et d’une sclérose politique. Les entreprises doivent par bien des aspects redécouvrir le monde d’avant, où accéder aux ressources, accéder aux financements, motiver les talents, était moins évident qu’au début de ce siècle. Or les entreprises sont des personnes sans mémoire, et tentées par la négation de la complexité.
Dans les états-majors il n’y a plus grand monde qui ait connu le monde instable, et au contraire s’y réunissent et confortent les élites du monde stable, les hyper-optimiseurs, les apôtres du just-in-time et du lean, toutes sortes de concepts qui supposent en réalité un monde simple, stable et prévisible. Réinventer un modèle tout en découvrant, souvent abasourdi, l’essoufflement du modèle actuel n’est pas simple, et requiert beaucoup de hauteur de vue, et l’immense difficulté de gérer le temps long tout en étant épuisé par le traitement d’un temps court de plus en plus chaotique.
Responsible Growth : Il y a encore quelques années, le digital semblait fixer le cap … mais aujourd’hui : comment résoudre le problème délicat de la prospective ?
Gael Queinnec : J’ai plutôt le sentiment que la digitalisation généralisée est une des rares quasi-certitudes que l’on peut avoir sur l’avenir. Même si ses formes sont en constante évolution, donc incertaines, il me semble difficilement envisageable pour le coup de retourner au monde d’avant Google, d’avant Booking, d’avant Chat-GPT. Surtout après le Covid qui a fait gagner 5 à 10 ans sur toutes les roadmaps de digitalisation. D’autant que la complexité et le défi de mémoire évoqué plus haut créent un immense besoin d’information et de gestion de l’expérience.
Les technologies de l’information seront critiques pour naviguer dans cette complexité : la complexité des enjeux devenant trop élevée pour des intelligences humaines, heureusement que des machines vont nous on nous aider à prendre de moins mauvaises décisions. Par ailleurs, sur un plan plus matériel, nous aurons grandement besoin que certains secteurs ou fonctions fassent d’importants gains de productivité. La dégradation environnementale (le réchauffement en particulier) devant considérablement éroder celle des secteurs primaire et secondaire, les gains dans le tertiaire seront une des principales chances d’éviter un fort appauvrissement collectif.
Libérer du temps de travail dans les fonctions d’analyse de synthèse, de commandement, disons les métiers de cols blancs, permettra sans doute de dégager des ressources pour les métiers de production. Je pense que les entreprises sauront intégrer ces gains, et que l’intelligence artificielle sera pour les cols blancs ce que la robotisation fut pour les cols bleus. Ce qui m’inquiète davantage, dans le cas de la France notamment, c’est la capacité du secteur public, soit environ 2/3 de l’emploi tertiaire, à utiliser le potentiel du digital pour diminuer ses coûts sans compromettre le niveau de service et nos droits. A quelques sporadiques réussites près, je ne sens pas notre sphère publique managérialement équipée pour mettre en œuvre une telle transformation.
Responsible Growth : Dans ce contexte, quelle place pour une entreprise réellement responsable ?
Gael Queinnec : Question difficile, que j’aurais tendance à retourner : je ne vois pas beaucoup de place pour une entreprise réellement irresponsable. En particulier en France, où l’exigence citoyenne et publique s’accroît légitimement et durablement. On assiste chez nous et ailleurs à une dé-libéralisation assumée, car la puissance publique semble la seule capable de nous guider face aux nouveaux défis vitaux, commet le retour des conflits géopolitiques et l’adaptation au réchauffement climatique. Donc on passe d’une certaine façon d’une semi-socialisation honteuse (50% de notre PIB transite par la sphère collective) à une semi-planification assumée. Avec en plus une Europe qui pourrait sortir plus « empowered » de l’agression russe, par exemple pour imposer ses ambitieux objectifs de transition environnementale. L’ingérence du public, national et européen, dans la gestion des entreprises, ne fera qu’augmenter dans ce contexte.
Par ailleurs, et cela peut sembler paradoxal mais en réalité participe du même mouvement, les administrations, si empêtrées dans la difficile transformation managériale évoquée plus haut, et les injonctions paradoxales que nous, citoyens, leur imposons sans cesse, Les États demanderont aux entreprises de prendre à leur compte de plus en plus de fonctions jadis régaliennes. L’Etat-Providence appellera de plus en plus à ses côtés des Entreprises-Providence. On va donc glisser de la responsabilité sociale au rôle social. On l’a vu d’ailleurs pendant le COVID : les entreprises ont souvent constitué le dernier espace de discipline sanitaire. On voit déjà poindre cette Entreprise-Providence dans les domaines de la sécurité ou de la transition environnementale, et demain sans doute leur rôle devra s’étendre à d’autres services aujourd’hui publics comme les crèches ou l’aide aux personnes âgées. Le défi pour les entreprises, mais elles ont souvent ce génie, va être de transformer cette somme de contraintes en opportunités : pour mieux engager leur personnel, pour plus innover, pour justifier des plans sociaux de cols blancs par cette augmentation de leur rôle social. Il y a donc fort à penser qu’une entreprise de 2040 en France sera bien différente dans sa structure et sa gouvernance, de ce qu’elle est aujourd’hui, la grande question étant la capacité des élites actuelles, les champions du monde d’avant, à construire ce monde d’après.