L’entreprise responsable, vue par François Laurent
Responsible Growth : Prises en ciseaux entre une multitude de contraintes économiques, technologiques, réglementaires, et leurs aspirations pour une gouvernance responsable, les entreprises se cherchent …
François Laurent : Qu’elle nous semble bien loin, la période qui débuta avec le premier confinement pour plus ou moins s’achever avec le troisième : une année d’étrange utopie, où citoyens, salariés et même (certains) managers rêvaient d’un « monde d’après », plus respectueux de la planète et de ses habitants.
3 ans plus tard, business as usual … voire pire : il faut rattraper le temps perdu, on se raccroche à Milton Friedman pour qui « l’entreprise a une et une seule responsabilité sociale : accroître ses profits », et se cherche (et se trouve) des excuses : il faut reconstituer des marges laminées par les crises sanitaire et économique, la guerre aux portes de l’Europe, sans oublier la concurrence sauvage des Shein et autres trublions exotiques.
Et pourtant, dans le même temps, Yvon Chouinard, fondateur de Patagonia, fait don de l’entreprise qu’il a créée – et qui dégage une centaine de millions de dollars de bénéfices par an – à un trust chargé de reverser ces bénéfices à une association pour la protection de l’environnement.
Shein, Patagonia, deux modèles radicalement opposés, l’un extrêmement vertueux et l’autre pas du tout : aux industriels de choisir leur stratégie ! Un indice toutefois : alors que Patagonia est depuis longtemps rentable, Shein se voit déjà dépasser aux États Unis par plus voyou que lui – Temu, pour ne pas le citer.
Responsible Growth : Il y a encore quelques années, le digital semblait fixer le cap … mais aujourd’hui : comment résoudre le problème délicat de la prospective ?
François Laurent : Mieux vaut ne pas se laisser berner par les miracles – et les mirages – de la technologie : souvenons-nous de l’éclatement de la bulle Internet et de l’effondrement du NASDAQ le 30 Mars 2000 : 5 ans de profits effacés en quelques mois !
Malgré tout, le high tech semble bien baliser la voie, au rythme de la loi de Moore – doublement de la puissance des ordinateurs tous les dix-huit mois ; et le succès des GAFAM, puis des TUNA et autres BATX confirme la tendance : si le digital ne constitue en rien la clef du succès, toutes les entreprises qui ont réussi depuis un quart de siècle le doivent au digital ; et celles qui ont raté le virage, comme Kodak, ont disparu corps et âme.
Sauf qu’aujourd’hui, la multiplication des crises a brisé les belles certitudes des WeWork (coworking), FTX (cryptomonnaies), Wirecard (services financiers) et autres Roblox (jeu vidéo) : l’art de la prospective, ce n’est pas de suivre les yeux fermés la voie ouverte par les technologies – Zuckerberg s’est bien cassé les dents sur le Métavers – mais également anticiper les comportements erratiques des consommateurs.
Alors comment résoudre le problème délicat de la prospective ? En sachant écouter : les techniciens, certes, mais aussi les sociologues, les historiens, les citoyens … En sachant écouter ceux … qui savent écouter !
Responsible Growth : Dans ce contexte, quelle place pour une entreprise réellement responsable ?
François Laurent : Centrale ! Aujourd’hui les jeunes reprochent à leurs aînés de leur laisser une planète saccagée en héritage ; bientôt, ce seront tous les citoyens qui accuseront les entreprises – et pas seulement les pétroliers – de massacrer notre monde. Si aujourd’hui, le business se partage entre les Patagonia et les Shein, demain ces derniers n’auront plus vraiment droit de cité.
Mais on ne devient pas une entreprise responsable du jour au lendemain : il est juste « pas trop tard » pour amorcer sa mue …