L’entreprise responsable, vue par David Fayon
David Fayon est expert en technologies numériques et auteur (davidfayon.fr) – Crédit photo : Yann Gourvennec
Responsible Growth : Si tu regardes les entreprises que tu connais, n’as-tu pas l’impression que prises en ciseaux entre une multitude de contraintes économiques, technologiques, réglementaires, et leurs aspirations pour une gouvernance responsable, elles ont du mal à trouver leur voie ?
David Fayon : Nous sommes en effet passés dans un monde incertain (VUCA et même BANI – Fragile, Anxieux, Non-linéaire et Incompréhensible) avec davantage de contraintes à intégrer pour les entreprises. Celles-ci ont un coût. De nouvelles directions transverses se créent complexifiant du même coup à la fois la gouvernance des ETI et des grandes entreprises mais aussi la mise sur le marché des produits et des services car dès les phases de conception des contraintes nouvelles sont à intégrer y compris lorsque l’on utilise des méthodes agiles et l’innovation où l’on a théoriquement plus de liberté.
Néanmoins beaucoup de contraintes sont imposées par une sur-législation, encore plus en Europe alors qu’aux États-Unis et en Chine prime l’exécution, que l’action soit bonne ou mauvaise du reste. Les comptes sont effectués après. Par ailleurs les dirigeants ne sont pas prêts pour beaucoup à prévoir dans l’incertain même si « gouverner, c’est prévoir ».
Par ailleurs si la diversité est une chance, elle vire parfois au casse-tête pour certains métiers où l’on peut avoir soit une pénurie de femmes (par ex. ingénieurs, métiers techniques dans le numérique, armée de Terre) soit d’hommes (infirmiers, professeurs des écoles, Ecole Nationale de la Magistrature). Ou encore pour satisfaire des quotas, par exemple pour les personnes en situation de handicap : les atteindre au niveau global pour l’ensemble des effectifs de l’entreprise est assez facile mais si de surcroît ces quotas sont également à observer pour chacun des sites pris isolément, cela devient plus ardu. C’est un peu comme constituer des gouvernements où il convient d’assurer la parité, la représentation des territoires alors que le problème est ailleurs : des professions non ou très sous-représentées, trop de diplômés de Sciences Po ou de l’ENA et trop peu d’ingénieurs.
Mais revenons à l’objectif principal, comment une entreprise peut-elle générer des bénéfices et les reverser équitablement tout en respectant la planète et les citoyens du fait de ces contraintes ? Il appartient d’avoir un dirigeant solide et visionnaire. Or souvent l’actionnaire avec des « profit warning » ou pour des raisons politiques quant à sa nomination a une espérance de vie courte ou est sur un siège éjectable. Dans ce cas, son optique est plus de gérer les affaires courantes que de préparer un cap lointain avec R&D qui est l’assurance vie sur le long terme d’un non-déclin si celle-ci est transformée à bon escient dans la gamme de produits et services et en fonction des besoins exprimés ou latents des consommateurs.
Certaines entreprises se projettent toutefois à un horizon lointain, type 2030 (Groupe La Poste par exemple) ou 2035, ce qui demande un gros travail d’investigation pour déterminer les tendances structurantes, les marchés, l’évolution de la population et les besoins à cet horizon. Il s’agit d’un travail de prospective titanesque transverse à mener. En outre cette vision est à sans cesse mettre à jour car des événements inattendus peuvent se greffer. L’IA générative a par exemple rebattu les cartes dans certains secteurs comme pour les services clients et certaines fonctions de back office où des processus peuvent être repensés et simplifiés en recourant moins à l’homme.
Responsible Growth : Il y a encore quelques années, le digital semblait fixer le cap … mais aujourd’hui : comment résoudre le problème délicat de la prospective ?
David Fayon : Le numérique et l’innovation fixent toujours le cap mais aux États-Unis et en Chine ! Ils innovent plus et avec des capitaux, une capacité de passer à l’échelle, un solide lobbying partout dans le monde et les instances ad hoc. En Europe, nous sommes spectateurs. Nous avons une triple dé-souveraineté a minima : industrielle, agricole et numérique. On voit actuellement que le numérique fixe toujours le cap. Le cloud a encore de grosses perspectives de croissance, la transformation digitale des organisations est loin d’être achevée. Et l’IA générative est venu chambouler et secouer les habitudes des entreprises et les fonctions des cols blancs. Les entreprises n’ont pas fini de la digérer, passée la période du pic des attentes. Et il sera d’ailleurs stratégique de faire autant voire mieux avec moins de données, ce qui sera essentiel pour la planète. Rappelons que la moitié de la consommation d’un datacenter dont les IA génératives ont besoin est liée à la gestion du datacenter lui-même.
La veille est nécessaire avec des moyens notables pour la R&D et une culture de veille et d’intelligence économique à insuffler dans les entreprises, d’autant plus forte que des projets ont une composante secrète et différenciante. La prospective est plurielle : il s’agit de raisonner avec une cible à atteindre et les étapes intermédiaires à assurer, que ce soit pour la GPEC avec l’évolution des métiers et des savoirs, les modes de consommation et les comportements des clients en B2C comme en B2B, que ce soit pour les nouvelles technologies à venir (usages possibles avec l’informatique quantique, la blockchain, des capteurs pour l’Internet des objets, etc. avec une composante technologique encore plus forte dans certains secteurs d’activité).
Une entreprise généralement répartit ses résultats en 3 tiers, le premier pour les salariés pour qu’ils restent impliqués et motivés, le deuxième pour les actionnaires pour qu’ils continuent à croire en l’entreprise et le troisième dans la R&D pour préparer l’avenir. En situation de crise, c’est ce troisième tiers qui est souvent sacrifié. Cela permet de privilégier le court-terme mais en même temps cela hypothèque un peu l’avenir. Les moyens d’assurer sa prospective sont nécessaires.
D’un point de vue organisationnel dans une grande entreprise ou une ETI, il est possible de rattacher directement la stratégie au Directeur Général. Enfin pour assurer sa prospective, nous avons besoin de 2/3 de vision qui émane de la direction générale, de ses idées, parfois aidée par des consultants de haut niveau mais aussi 1/3 de bottom-up depuis le terrain car de bonnes idées d’opérationnels et du middle management sont également à recueillir. C’est la bonne adéquation entre les 2 qui à mon avis peut faire la différence.
Responsible Growth : Dans ce contexte, quelle place pour une entreprise réellement responsable ?
David Fayon : Il existe deux formes de responsabilité selon moi, celle basée sur la communication et les croyances populaires souvent fausses comme « le véhicule électrique ne pollue pas ». Et elles font vendre. Et celle qui repose sur les convictions de l’entreprise et de son dirigeant et son équipe étayées sur une analyse solide et qui sont décorrélées de tout buzz mais correspondent à l’ADN de l’entreprise et son orientation. Ce peut être le cas d’entreprises comme Michelin qui ont une forte culture industrielle à laquelle la responsabilité vient se greffer. C’est une vision long terme qui est à privilégier mais demande aussi de convaincre les clients et les prospects et parfois même les acteurs publics. Elle est plus difficile car par rapport aux informations communiquées par les médias, sur Internet et ailleurs, elle va parfois à contre-courant.
Par exemple, dans l’automobile, si un dirigeant d’une grande entreprise se battait pour commercialiser en 2035 un véhicule thermique consommant moins de 2,5 litres aux 100 km, je suis persuadé qu’avec conviction et aussi un gros jeu de lobbying, l’Union européenne pourrait finir par revenir sur son option suicidaire du tout véhicule électrique qui fait le jeu de la Chine qui va nous inonder de voitures chinoises et de batteries et nous notre industrie tentera péniblement de sauver les meubles. Sans compter que certains citoyens iront acheter des véhicules neufs hors UE… En prenant des décisions politiques à l’emporte-pièce, des conséquences écologiques pour la planète et pour les citoyens sont désastreuses. La transition vers l’électricité qui pourrait correspondre à une décarbonation souhaitée n’est pas un long fleuve tranquille. En Allemagne, la décision stupide de fermer toutes les centrales nucléaires a conduit à rouvrir des centrales à charbon encore plus polluantes que le pétrole ! En France, le boom de la consommation électrique nous fait craindre des hivers avec des coupures car le renouvellement du parc ne sera pas fait en 2035 : centrales vieillissantes, fermeture de Fessenheim, retard colossal pour ouvrir l’EPR de Flamanville et même si des optimisations de consommation seront faites, il n’y aura pas assez d’électricité pour tous si l’on s’achemine vers 100 % des véhicules vendus neufs qui seront électriques au 1er janvier 2035.
L’entreprise peut à la fois faire des gestes d’optimisation et de bonnes pratiques en interne (sur les mobilités partagées pour se rendre aux différents lieux de travail, sur de la compensation carbone avec des arbres plantés, etc.), sur des politiques de diversité de ses talents et de fidélisation et pour l’ensemble des classes d’âge, sur des achats éthiques et responsables avec une traçabilité des produits intermédiaires mais aussi mener des projets de plus grandes ampleurs. Avec l’utilisation de capteurs IoT, des données, il est possible pour une entreprise d’avoir un suivi à distance du matériel de ses clients et de suggérer, sans être intrusif non plus, grâce à des alertes des réapprovisionnements et d’anticiper la distribution logistique de consommables (cartouches d’encre HP par exemple). Le pilotage de l’énergie consommée par l’entreprise elle-même est un gros chantier. Nous avons aussi les enseignements de la crise de l’énergie où des usines avec la flambée des prix se sont réinventées en tournant que 3 ou 4 jours par semaine au lieu de 5 pour contenir les coûts de production.
Nous avons successivement connu les périodes de 0 stock, de qualité totale, désormais c’est la maîtrise de la pollution sachant que le 0 pollution n’existe pas et est antinomique à la consommation. Le challenge marketing est de consommer moins et mieux pour que les entreprises puissent continuer à vivre et à avoir des salariés. Une écologie intégriste et dogmatique nous ferait basculer dans la perte d’emplois et l’assistanat. Aux entreprises avec toutes ces contraintes qui ne sont pas simples et s’additionnent d’inventer une forme d’écologie positive, non punitive, une prise en compte des technologies qui créent de la valeur pour l’ensemble de l’écosystème, une inclusion à tous les niveaux qui ne devrait plus être un débat et basé sur des critères de compétence avérés.